Les Oriflammes de Pierre le Vénérable
Le temps des controverses
Une performance basée sur la mémoire d'une utopie théâtrale... (note
du 11 sept 2011)
Le
médiéval sur la scène contemporaine
8–10
novembre 2012
Université
d’Aix-Marseille
Publication par l'Université
d'Aix-Marseille sous la direction de Michèle Gally, suite à la contribution
sur la création des Oriflammes de Pierre le Vénérable d'Isabelle Ragnard et Philippe Borrini au
colloque le médiéval sur la scène
contemporaine en novembre 2012
La contribution lue au Théâtre de la Criée
le 9 novembre 2012.
Les
oriflammes de Pierre le Vénérable (Cluny, 2010) : une
création dramatique pour comprendre le passé de l’abbaye de Cluny.
A la Toussaint 2010, quatre
représentations d’une création dramatique centrée sur la personnalité de
l’abbé Pierre le Vénérable ont été données dans la ville de Cluny.
Philippe Borrini, auteur de la pièce et interprète du rôle titre, et
Isabelle Ragnard, conseillère pour la musique, reviennent sur la conception
et la réalisation de cette œuvre contemporaine fondée sur des sources médiévales.
Cluny
2010
Que devions-nous célébrer en
2010 à Cluny ? L’installation, vers 909 ou 910, d’une petite
communauté monastique au fond de la vallée de la Grosne, dans le sud de la
Bourgogne, qui en deux siècles prospéra à tel point qu’elle bâtit la plus
grande abbaye de la Chrétienté médiévale. L’église abbatiale (maior ecclesia),
dont les dimensions ne furent surpassées que par la construction de la
basilique Saint-Pierre de Rome à la Renaissance, fut pourtant démembrée,
pierre par pierre, à partir de 1793 par les habitants de la ville même et
par une association de Mâconnais… un traumatisme encore sensible.
Cette commémoration, qui ne se
célèbre qu’une fois par siècle, était un enjeu capital pour ce gros bourg
qu’est resté Cluny. L’intitulé de l’appel à projet et le cahier des charges
étaient extrêmement
vastes : « Cluny d’hier à demain, de 909 à 3010 » (sic). Grands et petits
événements — expositions, concerts, conférences, rencontres
gastronomiques, spectacles de rue, randonnées, etc
— se lancèrent dans la course.
En 2008, l’organisation partait avec beaucoup de retard, mais cela on ne
pouvait l’impliquer à l’équipe municipale qui se mettait en place, la
précédente n’ayant rien vu ou rien voulu préparer.
Pour contenter tout le monde, le comité a du partager les subsides qu’il
est parvenu à rassembler. Il y eu de la finance, mais en deçà d’une
économie « normale ». Nous étions contraints aux miracles, il y
en eut.
Par ailleurs, un autre projet
qui était parti dans les temps nécessaires, porté par les ingénieurs de
l’ENSAM (Ecole Nationale Supérieure des Arts et
Métiers), installée depuis 1901 dans les vestiges conventuels de
l’abbaye, aboutit à une belle réalisation de réalité augmentée par reconstitution
virtuelle des parties manquantes de l’architecture.
Les Monuments Nationaux, de leur côté, ont investi un budget considérable
dans la restauration et la mise en valeur du site. Quant à l’évènementiel,
nous en étions à la portion congrue.
Mais restaurer des pierres
suffit-il pour commémorer le passé ? A l’évidence non ! Le défit
était énorme mais nous avions l’opportunité de ressusciter des personnages
et des textes du Moyen Âge. Une poignante nostalgie nous saisit devant le
spectacle de la destruction de la Maison mère, unique monument de cette ampleur
presque entièrement détruit en temps de paix par la main de l’homme. Une
des motivations rêvées de ce travail serait d’avoir voulu réconcilier une
population encore traumatisée par le crime de ses ancêtres et remettre du
vivant dans ces figures fossilisées hantant une bourgade qui a mangé son
destin.
L’anéantissement de ce
chef-d’œuvre de la foi fut un moteur d’écriture. Philippe Borrini, homme de
théâtre dont le champ d’action principale se situe dans le Clunisois depuis
quarante ans, se sentit intimement concerné : « J’essaie de
comprendre pourquoi ces hommes ont bâti des édifices colossaux dédiés à la
gloire de Dieu, pour le bien d’une société, le salut ou l’enfermement, le
salut par la clôture. A quoi
pensaient-ils ? De quoi avaient-ils besoin de se défendre ?
Qu’avaient-ils besoin de magnifier ? Je me suis senti en communion
avec ces gens-là. D’autres motifs encore plus intimes m’ont aussi poussé de
l’avant. Mon chemin vers la foi allait-il s’allier à mon expérience
d’auteur, de comédien et d’entrepreneur de spectacle ? Il me semblait
nécessaire de commémorer l’apogée de ce grand ordre au XIIe
siècle. C’est pourquoi, parmi les grandes figures et les évènements qui ont
marqué le millénaire de la vie de l’abbaye, Pierre le Vénérable s’est
révélé comme un modèle ».
Pierre le Vénérable
Pierre de Montboissier dit
Pierre le Vénérable, mort le jour de Noël de 1156, fut le neuvième abbé de
l’ordre pendant près de 34 ans. Il vécut 64 ans, une belle vie pour
quelqu’un de son époque qu’on disait d’une santé fragile. Dernier des
grands abbés fondateurs de Cluny, il inaugura la Major Ecclesia dite « Cluny III » mais dès son
élection et durant tout son règne, il assista aux assauts tant spirituels
que matériels qui vont fissurer l’ordre des Clunisiens et provoquer, 696
ans après, sa perte totale.
L’une des grandes difficultés
du règne de Pierre le Vénérable est bien la gestion de l’énorme
multinationale qu’était devenu l’ordre des Clunisiens. Un ordre voué à la
louange perpétuelle, à la charité tout azimut, à l’évangélisation et à
l’éducation des populations de plus en plus nombreuses qui venaient
s’abriter sous la juridiction dépendante de l’Abbé. Le fonctionnement de
cette institution dépendait des dons, des héritages et pour boucler son
budget il avait trop souvent recours à l’emprunt. Pierre le Vénérable a du
surmonter nombre de crises qui nous concernent toujours. Cet abbé était de
plus un grand écrivain. Ces épîtres, ces traités ont été traduits et sont
toujours étudiés.
Son style a quelque chose de très actuel et nous découvre une intimité, une
simplicité unique à son époque. Philippe Borrini eut envie de faire
entendre cette voix. L’exemple qui suit, extrait d’une lettre sans doute
adressée à un ermite de ses amis, se situe dans le spectacle en ouverture d’une
scène dans laquelle Pierre le Vénérable est à sa table d’écriture :
Je circule, je m’agite, je m’inquiète, je me
tourmente, je suis distrait de-ci, de-là, j’ai l’esprit attiré par mes
affaires, tantôt par celles des autres, et tout cela n’est pas sans causer
de grands tourments dans mon âme.
On pourrait reconnaître-là une
réplique d’un auteur contemporain alors qu’elle est d’un moine du XIIe
siècle.
L’inquiétude pour son époque
est bien la caractéristique de ce prince monastique. Et l’inquiétude est
une matière théâtrale. Pierre le Vénérable est obsédé par la rédemption des
Juifs. La Révélation a été faite à eux d’abord, il n’a de cesse que de
vouloir les convertir pour les sauver de leur erreur. C’est la mort dans
l’âme qu’il doit les condamner, les exclure, parce que, c’est une hypothèse
dramatique, il y est acculé par les emprunts accumulés par l’Ordre auprès
des prêteurs juifs. Son inquiétude pour l’Eglise
dont il voit le message attaqué de toutes parts est manifeste. D’où
ses prises de positions en faveur d’Abélard, inventeur de la Raison comme
régulateur des ardeurs et des fanatismes. Inquiétude aussi pour son empire
mis à mal par les Sarrazins qui détruisent et pillent ses dépendances en
Espagne, qui réduisent en esclavage les Pèlerins vers la Terre Sainte. Inquiétude
provoquée par des potentats locaux qui veulent avoir voix au chapitre et
qui tentent de récupérer les richesses et l’attrait qu’exerce le Sanctuaire
de Cluny sur le monde connu. Enfin, inquiétude d’un homme qui voit la
Personne éternelle de Dieu mise à mal jusque parmi ses frères du monastère.
Alors, que fait-on avec le
peuple Juif à qui fut confiée la première Alliance, quand on est convaincu
que le Messie est venu ? Que fait-on avec l’Islam ? Que fait-on
avec une gestion basée sur l’emprunt, que fait-on quand on est en guerre
avec ses voisins, que fait-on avec la perte de sens ? Que fait-on avec
la foi, radicalité ou compromis ? Autant d’inquiétudes, de fulgurances
qui traversent et obsèdent. Autant de fractures qui traversent l’humanité
du XXIe siècle. D’où l’intérêt d’un pas de côté, au XIIe
siècle.
Les
autres protagonistes du drame : Abélard, Héloïse,
Bernard de Clairvaux
Durant son règne Pierre le
Vénérable fut un grand polémiste. Il a soutenu des controverses avec les
Juifs, avec l’Islam, avec les hérétiques chrétiens (en particulier Pierre
de Bruys). Mais il voulut
comprendre avant de condamner. Il fut le premier haut personnage de la
Chrétienté de son époque à faire traduire le Coran, ce qui montre un esprit
d’une grande curiosité intellectuelle. Avant d’inviter à couper une tête,
il cherchait à savoir ce qu’elle contient, quitte à réfuter le contenu avec
des arguments qui aujourd’hui nous scandaliseraient. Contrairement à
Bernard de Clairvaux, Pierre le Vénérable se tiendra à l’écart de la
deuxième croisade. « Monsieur Bernard de Clairvaux » sera
canonisé alors que Pierre le Vénérable, inlassable artisan de paix, ne fut
que vaguement béatifié, son titre de Vénérable n’ayant rien d’un statut du
droit canon de l’Eglise, mais est plutôt du à une
ambigüité épistolaire.
Pierre le Vénérable, le Père des moines noirs, a d’ailleurs soutenu une
longue dispute avec Saint
Bernard, le réformateur zélé qui fonda l’ordre des Cisterciens. Ce grand
prêcheur qui a choisi le blanc comme couleur à son ordre, va radicaliser le
discours de l’Eglise, par une pratique beaucoup
plus austère et hostile à la vie. L’affrontement des deux ordres
bénédictins se soldant par le déclin des Clunisiens, Bernard de Clairvaux
plane sur le récit comme un oiseau prédateur.
Un trait marquant de la
personnalité de Pierre le Vénérable est sa passion pour les intellectuels.
Pour preuve, la chaleur avec laquelle il accueille et protège Abélard
précurseur de l’Intellectuel à la française qui meurt en 1142 au prieuré
clunisien de Saint-Marcel, une dépendance proche de Cluny, à l’abri de
l’excommunication fomentée par Bernard de Clairvaux. L’abbé de Cluny
entretient aussi une très sensible correspondance avec Héloïse et il accompagnera
la dépouille de son amant, Abélard, jusque dans son abbaye du Paraclet dans
l’Aube.
Ainsi, par Abélard intervient
un élément féminin dans ce monde archi masculin. Dans la pièce, deux autres
femmes, personnages de fiction dissimulées en moines, sont des anges
gardiens mandatés par Héloïse auprès d’un Abélard qu’elle sait en grande
détresse morale. D’autres figures sont issues de l’histoire
clunisienne : Henry de Winchester, qui sauva l’abbaye de la
banqueroute, un jeune oblat, Placide Achard, enfant miraculé de Souvigny, et bien sur plusieurs moines dont
le prieur Hugues de Frazans, qui veut défendre Cluny avec des armes ou Enguizon le pauvre trésorier. Bien
que la vocation des « Oriflammes de Pierre le Vénérable » ne fût
pas une reconstitution historique, la véracité de la documentation historique
était d’une importance majeure. En novembre 2009, un séminaire de travail fut
organisé avec des spécialistes du XIIe siècle, telle qu’Adeline
Rucquoi, directrice de recherches au CNRS, et de véritables érudits locaux
connaissant chaque pierre de Cluny. Six mois après l’appel à projet, ce fut
la première rencontre entre historiens, comédiens, chanteurs et metteurs en
scène et aussi la lecture d’une première version du texte, accompagné de
musique, et déjà un premier contact avec le public.
La
musique
Ce travail sur l’écriture et la
réalisation du texte a toujours été indissociable de la musique, du chant
en particulier. Rien ne dépasse la présence vivante du musicien sur une
scène à l’identique du comédien de théâtre. La beauté évidente des chants
permet au spectacle de respirer, car les sujets débattus au cours des
scènes sont par certains côtés âpres et tendus, mais aussi de nous faire
pénétrer dans le rythme du temps monastique. Évoquer la louange perpétuelle
de Dieu, ne peut se faire que par le chant car la « raison
sociale » du moine bénédictin est la prière.
Dès juillet 2008, la musicologue
médiéviste Isabelle Ragnard accepta d’élaborer un programme musical
historiquement fondé et d’encadrer de jeunes chanteurs déjà spécialisés
dans le répertoire médiéval. En effet, c’était l’occasion d’une collaboration, très inhabituelle,
entre une formation universitaire parisienne et une troupe de théâtre
professionnelle installée en Bourgogne (Théâtre 5).
Cinq étudiants du Master Professionnel de Pratique de la
musique médiévale de l’université Paris-Sorbonne — Beth Cullinane, Paloma
Gutiérrez del Arroyo, Francisco Javier Mañalich Raffo, Raphaële Soumagnas et Sylvain-Nikolaus
Gourjaud-Noel — munis pour certains de leurs
instruments (luth, harpe et psaltérion), se lancèrent dans l’aventure. Leur
investissement personnel fut d’autant plus remarquable que ce spectacle
n’entrait pas dans l’évaluation de leur diplôme universitaire et
représentait beaucoup d’heures de répétition et de déplacements en
Bourgogne. Les œuvres sélectionnées fut
travaillées dans les cours d’interprétation de deux collègues enseignants
et interprètes professionnels : Katarina Livjanic
et Benjamin Bagby.
L’option d’une création
musicale contemporaine n’avait pas été retenue, encore fallait-il éviter
les références vaguement médiévales et les anachronismes grossiers
malheureusement très fréquents dans la bande son des spectacles dits
« médiévaux ». Le répertoire devait rester au plus près des
sources clunisiennes ou du moins contemporaines des personnages évoqués. A
l’instar de l’architecture grandiose de l’abbatiale, la liturgie
clunisienne était emprunte de magnificence. Or, ne sont conservés que des
manuscrits de plain-chant : des monodies communes à toute la
Chrétienté et sans relief particulier. Ces mélodies, qui sont cependant
présentes dans le spectacle, présentaient un autre écueil. Ainsi, il fallut
écarter le Salve Regina très
prisé de Pierre le Vénérable, mais trop connoté pour des spectateurs du XXIe
siècle. Cette référence rappelant la liturgie d’avant le Concile Vatican II
ou bien la mouvance catholique traditionaliste faisait finalement obstacle
à l’évocation médiévale et provoquait un télescopage malheureux de
références culturelles hétérogènes. La mémoire et le goût du public devaient
entrer en ligne de compte. Les compositions polyphoniques d’envergures, qui
manquent douloureusement dans les sources de l’abbaye même, nous les avons
empruntées à des sources contemporaines provenant de sites qui étaient en
relation avec Cluny : Saint-Martial
de Limoges rattaché à l’ordre clunisien dès le XIe siècle
(en 1063), et le
codex Calixtinus copié vers 1140 par un moine
clunisien pour Saint-Jacques de Compostelle.
Il s’avère qu’un des
protagonistes de la pièce était musicien. Pierre
Abélard a composé des chansons d’amour pour Héloïse, qui malheureusement ne
nous sont pas parvenues, des hymnes pour le couvent du Paraclet
dirigé par l’élève devenue abbesse et des plaintes en latin. Le planctus Dolorum solatium, qui évoque la lamentation du roi David sur la
mort de Jonathan, est chanté au moment où Abélard échange en songe ses
souvenirs avec Héloïse. Pour finir,
nous avions besoin d’évoquer la culture juive médiévale. Une étudiante a
trouvé elle-même un article musicologique donnant la transcription d’une
cantillation synagogale traditionnelle notée au XIIe siècle. Au final, une
dizaine de pièces furent intégrées au spectacle :
1.
Kyrie composé à l’imitation des Laudes regiae
2. Iam dulcis amica venito (monodie de
Saint-Martial de Limoges)
3. Vox
in rama (plain-chant)
4. Dolorum solatium (planctus d’Abélard)
5. Omnis curet homo
(versus de Saint-Martial de Limoges)
6. Vox
Nostra resonet (Codex
Calixtinus)
7. Caritas habundat (Hildegard von Bingen)
8. Salutis aeterne dator (hymne pour la Toussaint)
9. Alleluia Multifarie
(polyphonie à deux voix, manuscrit de Chartres)
10.
« Waeda´mar adabber » (cantillation juive)
11. Anima
mea liquefacta est (plain-chant)
Mais le souci « musicologique », fut-il pertinent dans
une évocation médiévale, n’est pas tout. En fonction des interprètes et des contraintes
scéniques, la
sélection connut
des remaniements successifs assez fréquents lorsqu’il s’agit d’associer musique et théâtre en dehors du genre
établi de l’opéra. Le rôle de la musique dans le spectacle répondit au
cahier des charges dramatiques fixées par Philippe Borrini ou qui
apparurent au fur et à mesure des répétitions.
Pour évoquer l’activité
spirituelle, les chants solos et les polyphonies médiévales marquèrent les
temps de prière qui rythmaient la journée des moines tandis que les
processions, si nombreuses dans le monastère, furent suggérées par le petit
chœur au complet, la mixité des interprètes masculins et féminins étant
masquée par les costumes. Le plateau ne comportait pas de rideaux et très
peu d’éléments de décor. Comme pour les silete du théâtre médiéval,
la musique servit de transitions. A d’autres moments, les chanteuses alternaient les mélodies
avec les répliques des actrices, tissant une relation de doublure
émotionnelle avec les personnages. Le chant en duo d’un homme et d’une
femme créa par deux fois un contrepoint musical aux échanges amoureux et
théologiques d’Abélard et Héloïse. Cette fonction démultiplicatrice de
l’action scénique par la musique s’inspire de l’opéra ou du
cinéma. La musique médiévale, particulièrement appréciée par le
public, apportait des suspensions dans un spectacle aux dialogues très
denses.
La
théâtralisation : comment ?
L’abondance des sources fournit
bientôt la matière d’une trilogie de six heures de spectacle ! Deux
metteurs en scène successifs — Josée Drevon qui transmit le témoin à
Raphaël Patout — ont réalisé le montage définitif d’une durée finale de
deux heures et demi. En définitive, Les oriflammes de Pierre de Vénérable :
le temps des controverses sont organisés en trois périodes : la
première est celle des controverses religieuses et intellectuelles menées à
la fois par Pierre de Cluny et Abélard en particulier autour des Juifs (L’étendard de la Foi), la seconde
évoque les difficultés matérielles et politiques qui assaillent le Père
Abbé (L’étendard de la guerre),
et enfin, la dernière partie montre ses angoisses personnelles qui
rejoignent celles de tout homme du XIIe au XXIe
siècle (L’étendard de la nuit).
Dans cette nuit obscure comme l’a composée Saint Jean de la Croix
il recevra plusieurs grâces qu’il saura accueillir comme autant de signes
qui lui font entrevoir une promesse de Paradis, l’autre versant invisible
de cette abbaye construite à la frontière des deux mondes, d’un côté sur
terre à Cluny et de l’autre dans un monde parfait au Royaume de Dieu. En
contrepoint se tisse l’histoire de l’amour d’Abélard pour Héloïse. Les
premières scènes voient en retour arrière le début de la rencontre
amoureuse et la fascination intellectuelle réciproque d’Abélard et de son
étudiante Héloïse, avec en scène un personnage qui va tant peser dans la
vie triste et glorieuse d’Abélard : l’oncle Fulbert. Dans les scènes
suivantes les deux amants ne feront que parler en songe. Les scènes se
succèdent dans un rythme soutenu. Elles sont très différenciées :
parfois, le débat théologique s’installe, tendu. Parfois, une scène drôle,
burlesque. En effet, à l’instar des grands mystères du XVe siècle,
la pièce respire par des scènes comiques. C’est une nécessité rythmique et
un désir de s’amuser, hier et aujourd’hui. La scène des cuisines concluant
l’acte II, « L’étendard de la foi », est emblématique. Elle
permet de placer beaucoup d’informations sur la fonction sociale de
l’Abbaye : le secours apporté aux pauvres et aux pèlerins, aux
renégats, aux réfugiés. La grande Abbaye livrait jusqu’à trois mille repas
par jour, ce qui ne manquait pas d’alourdir la gestion chaotique de
l’établissement.
Le véritable défi se
tient là : hisser le regard au-dessus de mille ans d’histoire et
parvenir à sortir son propre mental de débats et d’une doxa qui n’avaient pas lieu d’être à l’époque des personnages. Bien
que cela ait été impensable à l’époque, un couple de Juifs bourguignons
trouve refuge dans l’enceinte de l’Abbaye, après avoir été chassés de leurs
terres par le Comte de Mâcon, un ennemi juré de Communauté de Cluny. A
travers eux, la défense du peuple juif s’exprime en dénonçant les multiples
persécutions dont il est déjà l’objet. Pour cette scène, Philippe Borrini
puise dans le Dialogue d’un Juif,
d’un chrétien et d’un philosophe écrit par Abélard, et, pour porter la
parole des Juifs, il s’inspire de l’Apologie de la religion méprisée,
communément appelé Kuzari, écrit par Juda Hallévi, un Juif
espagnol contemporain de Pierre le Vénérable.
En majorité, ces textes littéraires sont des traités, ou des épîtres, qui,
même s’ils sont intitulés « dialogues », n’ont rien à voir avec
ce que nous entendons aujourd’hui avec un dialogue théâtral. Ce sont de
longs échanges scolastiques, bâtis selon les règles de la rhétorique,
truffés de citations. Il faut avoir une idée assez claire de ce qu’on
entend faire et se laissant guider par la voix des personnages qu’on a mis
en situation de crise, leur mettre dans la bouche des phrases qu’ils ont
écrits eux-mêmes, ou que des savants leur ont attribuées, ou en inventer au
besoin à partir du matériau littéraire dont on est imprégné. Par exemple,
les scènes entre Abélard et Héloïse, sont tirées de leurs correspondances
dans lesquelles Abélard exhorte Héloïse à sublimer son désir charnel en
amour spirituel.
Scène 4 Acte I dialogue
d’Abélard et d’Héloïse :
Abélard :
Le
silence est le doux langage des anges. Et de ceux qui s’aiment… (Phèdre de Platon)
Héloïse :
Parmi
tous tes talents, tu en as deux faits pour séduire dès l’abord le cœur de
toutes les femmes : le talent du poète et celui du chanteur ; je
ne sache pas que jamais philosophe les ait possédés au même degré. La
douceur des tes vers et tes mélodies empêchent les ignorants mêmes de
t’oublier. C’est là surtout ce qui
fait soupirer pour toi le cœur des femmes (Héloïse lettre 2)
Ne dis
pas le contraire, je t’ai observé plus d’une fois dans tes cours, sans que
tu ne me connaisses. (Philippe Borrini, auteur du texte initial) en mettant
une fausse barbe. (Raphaël Patout Metteur en scène) Elles roucoulent et se
pâment tandis que tu gloses Platon … . (Borrini)
Abélard :
Parle
moins fort, j’ai l’impression que tout le quartier nous a entendus. (Borrini)
Héloïse :
(A voix susurrée) Mais à qui la
faute ? (Borrini) Bien
coupable sans doute, je le suis, mais tu le sais aussi, bien innocente, car
le crime est dans l’intention, et non dans le fait. C’est la pensée qui a
inspiré l’acte qui sera jugé et non l’acte.
Nous ne pouvons pas pécher par ignorance. (Héloïse lettre 2) Un temps. Je remets tout dans la balance, je m’abandonne à ta
décision. (Patout)
Abélard :
N’oublie
jamais que ce n’est pas pour leur bien que les dieux envoient l’amour à
l’amant et à l’aimée. Phèdre de
Platon)
Le moyen âge sur scène : quelles images ?
Jouer dans les vestiges de Cluny
était un rêve… le spectacle fut crée dans le théâtre de la ville équipé du
dispositif classique : scène frontale et salle en gradin. Les
décors furent simples et dépouillés par nécessité et par choix. Les
comédiens et les chanteurs déplaçaient au gré des nécessités de la mise en
scène des panneaux noirs (trois mètres de haut sur un de large) montés sur
des roulettes et des « servantes lumières » (tiges
surmontées d’une simple ampoule), transpositions contemporaines des
flambeaux et des cierges qui éclairaient les intérieurs et accompagnaient
les processions. Les créations lumières de Dominique Borrini,
inspirées des vitraux et des enluminures multicolores, sculpta le décor
principal.
Pour la costumière, Angel
Mignot, la consigne était simple : sortir du cliché du « moine
camembert » et des collants de couleur des films hollywoodiens. Des
anachronismes volontaires répondaient à un autre imaginaire, celui du
théâtre. La coupe et le tissu de la robe d’Héloïse avait plus avoir avec
une héroïne romantique que médiévale tandis que l’oncle Fulbert se
rapprochait d’un Sganarelle de Molière. Pour Pierre le Vénérable, de belles
matières de soie, de couleur entre le noir et le bleu, évoquait à la fois
la coule et la chasuble en lui donnant un aspect proche de la liturgie. Les
acteurs devant assurer de longs passages de lecture, les lunettes furent
autorisées pour lire, effectivement. Ces quelques accessoires modernes ne
choquèrent personne. La fidélité était ailleurs.
le
Moyen âge sur la scène contemporaine : un pari difficile ?
La production fut ce qu’elle
fut, juste suffisante pour aboutir mais bien inférieure à ce qu’il aurait
fallu. Pour les réseaux des Scènes Nationales, les Centres Dramatiques, le
Moyen-âge n’est pas du tout à la mode. Entre Platon et Descartes, il n’y
aurait rien, sinon la violence, la dérision ou, dans le meilleur des cas,
la fête populaire. Ainsi, la prolifération des « festivals
médiévaux » dans toutes les villes de France. Au XXIe
siècle, le Moyen Âge semble plus trouver sa place dans la rue et moins sur
la scène des théâtres clos.
Philippe Borrini et Isabelle
Ragnard
Le spectacle renaîtra si les conditions
se présentent. Le projet de mettre en scène les personnages de l'histoire qui
ont bâti Cluny reste d'actualité. Un beau chantier d'écriture et de
production. Pierre à pierre, mot à mot, je remonte les murs d'une utopie.

La vénérable entreprise







|