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Les Oriflammes de Pierre le Vénérable

 Le temps des controverses

 

 

Une performance basée sur la mémoire d'une utopie théâtrale... (note du 11 sept 2011)

Le médiéval sur la scène contemporaine

8–10 novembre 2012

Université d’Aix-Marseille

 

Publication par l'Université d'Aix-Marseille sous la direction de Michèle Gally, suite à la contribution sur la création des Oriflammes de Pierre le Vénérable  d'Isabelle Ragnard et Philippe Borrini au colloque le  médiéval sur la scène contemporaine en novembre 2012

 La contribution lue au Théâtre de la Criée le 9 novembre 2012.

Les oriflammes de Pierre le Vénérable (Cluny, 2010) : une création dramatique pour comprendre le passé de l’abbaye de Cluny.

 

A la Toussaint 2010, quatre représentations d’une création dramatique centrée sur la personnalité de l’abbé Pierre le Vénérable ont été données dans la ville de Cluny[1]. Philippe Borrini, auteur de la pièce et interprète du rôle titre, et Isabelle Ragnard, conseillère pour la musique, reviennent sur la conception et la réalisation de cette œuvre contemporaine fondée sur des sources médiévales[2].

Cluny 2010

Que devions-nous célébrer en 2010 à Cluny ? L’installation, vers 909 ou 910, d’une petite communauté monastique au fond de la vallée de la Grosne, dans le sud de la Bourgogne, qui en deux siècles prospéra à tel point qu’elle bâtit la plus grande abbaye de la Chrétienté médiévale. L’église abbatiale (maior ecclesia), dont les dimensions ne furent surpassées que par la construction de la basilique Saint-Pierre de Rome à la Renaissance, fut pourtant démembrée, pierre par pierre, à partir de 1793 par les habitants de la ville même et par une association de Mâconnais… un traumatisme encore sensible[3].

Cette commémoration, qui ne se célèbre qu’une fois par siècle, était un enjeu capital pour ce gros bourg qu’est resté Cluny. L’intitulé de l’appel à projet et le cahier des charges étaient  extrêmement vastes : « Cluny d’hier à demain, de 909 à 3010 » (sic). Grands et petits événements — expositions, concerts, conférences, rencontres gastronomiques, spectacles de rue, randonnées, etc — se lancèrent dans la course[4]. En 2008, l’organisation partait avec beaucoup de retard, mais cela on ne pouvait l’impliquer à l’équipe municipale qui se mettait en place, la précédente n’ayant rien vu ou rien voulu préparer[5]. Pour contenter tout le monde, le comité a du partager les subsides qu’il est parvenu à rassembler. Il y eu de la finance, mais en deçà d’une économie « normale ». Nous étions contraints aux miracles, il y en eut.

Par ailleurs, un autre projet qui était parti dans les temps nécessaires, porté par les ingénieurs de l’ENSAM (Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers), installée depuis 1901 dans les vestiges conventuels de l’abbaye, aboutit à une belle réalisation de réalité augmentée par reconstitution virtuelle des parties manquantes de l’architecture[6]. Les Monuments Nationaux, de leur côté, ont investi un budget considérable dans la restauration et la mise en valeur du site. Quant à l’évènementiel, nous en étions à la portion congrue.

Mais restaurer des pierres suffit-il pour commémorer le passé ? A l’évidence non ! Le défit était énorme mais nous avions l’opportunité de ressusciter des personnages et des textes du Moyen Âge. Une poignante nostalgie nous saisit devant le spectacle de la destruction de la Maison mère, unique monument de cette ampleur presque entièrement détruit en temps de paix par la main de l’homme. Une des motivations rêvées de ce travail serait d’avoir voulu réconcilier une population encore traumatisée par le crime de ses ancêtres et remettre du vivant dans ces figures fossilisées hantant une bourgade qui a mangé son destin.

L’anéantissement de ce chef-d’œuvre de la foi fut un moteur d’écriture. Philippe Borrini, homme de théâtre dont le champ d’action principale se situe dans le Clunisois depuis quarante ans, se sentit intimement concerné : « J’essaie de comprendre pourquoi ces hommes ont bâti des édifices colossaux dédiés à la gloire de Dieu, pour le bien d’une société, le salut ou l’enfermement, le salut  par la clôture. A quoi pensaient-ils ? De quoi avaient-ils besoin de se défendre ? Qu’avaient-ils besoin de magnifier ? Je me suis senti en communion avec ces gens-là. D’autres motifs encore plus intimes m’ont aussi poussé de l’avant. Mon chemin vers la foi allait-il s’allier à mon expérience d’auteur, de comédien et d’entrepreneur de spectacle ? Il me semblait nécessaire de commémorer l’apogée de ce grand ordre au XIIe siècle. C’est pourquoi, parmi les grandes figures et les évènements qui ont marqué le millénaire de la vie de l’abbaye, Pierre le Vénérable s’est révélé comme un modèle ».

Pierre le Vénérable

Pierre de Montboissier dit Pierre le Vénérable, mort le jour de Noël de 1156, fut le neuvième abbé de l’ordre pendant près de 34 ans. Il vécut 64 ans, une belle vie pour quelqu’un de son époque qu’on disait d’une santé fragile. Dernier des grands abbés fondateurs de Cluny, il inaugura la Major Ecclesia dite « Cluny III » mais dès son élection et durant tout son règne, il assista aux assauts tant spirituels que matériels qui vont fissurer l’ordre des Clunisiens et provoquer, 696 ans après, sa perte totale.

L’une des grandes difficultés du règne de Pierre le Vénérable est bien la gestion de l’énorme multinationale qu’était devenu l’ordre des Clunisiens. Un ordre voué à la louange perpétuelle, à la charité tout azimut, à l’évangélisation et à l’éducation des populations de plus en plus nombreuses qui venaient s’abriter sous la juridiction dépendante de l’Abbé. Le fonctionnement de cette institution dépendait des dons, des héritages et pour boucler son budget il avait trop souvent recours à l’emprunt. Pierre le Vénérable a du surmonter nombre de crises qui nous concernent toujours. Cet abbé était de plus un grand écrivain. Ces épîtres, ces traités ont été traduits et sont toujours étudiés[7]. Son style a quelque chose de très actuel et nous découvre une intimité, une simplicité unique à son époque. Philippe Borrini eut envie de faire entendre cette voix. L’exemple qui suit, extrait d’une lettre sans doute adressée à un ermite de ses amis, se situe dans le spectacle en ouverture d’une scène dans laquelle Pierre le Vénérable est à sa table d’écriture :

Je circule, je m’agite, je m’inquiète, je me tourmente, je suis distrait de-ci, de-là, j’ai l’esprit attiré par mes affaires, tantôt par celles des autres, et tout cela n’est pas sans causer de grands tourments dans mon âme[8].

On pourrait reconnaître-là une réplique d’un auteur contemporain alors qu’elle est d’un moine du XIIe siècle.

L’inquiétude pour son époque est bien la caractéristique de ce prince monastique. Et l’inquiétude est une matière théâtrale. Pierre le Vénérable est obsédé par la rédemption des Juifs. La Révélation a été faite à eux d’abord, il n’a de cesse que de vouloir les convertir pour les sauver de leur erreur. C’est la mort dans l’âme qu’il doit les condamner, les exclure, parce que, c’est une hypothèse dramatique, il y est acculé par les emprunts accumulés par l’Ordre auprès des prêteurs juifs. Son inquiétude pour l’Eglise dont il voit le message attaqué de toutes parts est manifeste[9]. D’où ses prises de positions en faveur d’Abélard, inventeur de la Raison comme régulateur des ardeurs et des fanatismes. Inquiétude aussi pour son empire mis à mal par les Sarrazins qui détruisent et pillent ses dépendances en Espagne, qui réduisent en esclavage les Pèlerins vers la Terre Sainte. Inquiétude provoquée par des potentats locaux qui veulent avoir voix au chapitre et qui tentent de récupérer les richesses et l’attrait qu’exerce le Sanctuaire de Cluny sur le monde connu. Enfin, inquiétude d’un homme qui voit la Personne éternelle de Dieu mise à mal jusque parmi ses frères du monastère.

Alors, que fait-on avec le peuple Juif à qui fut confiée la première Alliance, quand on est convaincu que le Messie est venu ? Que fait-on avec l’Islam ? Que fait-on avec une gestion basée sur l’emprunt, que fait-on quand on est en guerre avec ses voisins, que fait-on avec la perte de sens ? Que fait-on avec la foi, radicalité ou compromis ? Autant d’inquiétudes, de fulgurances qui traversent et obsèdent. Autant de fractures qui traversent l’humanité du XXIe siècle. D’où l’intérêt d’un pas de côté, au XIIe siècle.

Les autres protagonistes du drame : Abélard,  Héloïse, Bernard de Clairvaux

Durant son règne Pierre le Vénérable fut un grand polémiste. Il a soutenu des controverses avec les Juifs, avec l’Islam, avec les hérétiques chrétiens (en particulier Pierre de Bruys). Mais il voulut comprendre avant de condamner. Il fut le premier haut personnage de la Chrétienté de son époque à faire traduire le Coran, ce qui montre un esprit d’une grande curiosité intellectuelle. Avant d’inviter à couper une tête, il cherchait à savoir ce qu’elle contient, quitte à réfuter le contenu avec des arguments qui aujourd’hui nous scandaliseraient. Contrairement à Bernard de Clairvaux, Pierre le Vénérable se tiendra à l’écart de la deuxième croisade. « Monsieur Bernard de Clairvaux » sera canonisé alors que Pierre le Vénérable, inlassable artisan de paix, ne fut que vaguement béatifié, son titre de Vénérable n’ayant rien d’un statut du droit canon de l’Eglise, mais est plutôt du à une ambigüité épistolaire[10]. Pierre le Vénérable, le Père des moines noirs, a d’ailleurs soutenu une longue dispute avec Saint Bernard, le réformateur zélé qui fonda l’ordre des Cisterciens. Ce grand prêcheur qui a choisi le blanc comme couleur à son ordre, va radicaliser le discours de l’Eglise, par une pratique beaucoup plus austère et hostile à la vie. L’affrontement des deux ordres bénédictins se soldant par le déclin des Clunisiens, Bernard de Clairvaux plane sur le récit comme un oiseau prédateur.

Un trait marquant de la personnalité de Pierre le Vénérable est sa passion pour les intellectuels. Pour preuve, la chaleur avec laquelle il accueille et protège Abélard précurseur de l’Intellectuel à la française qui meurt en 1142 au prieuré clunisien de Saint-Marcel, une dépendance proche de Cluny, à l’abri de l’excommunication fomentée par Bernard de Clairvaux. L’abbé de Cluny entretient aussi une très sensible correspondance avec Héloïse et il accompagnera la dépouille de son amant, Abélard, jusque dans son abbaye du Paraclet dans l’Aube[11].

Ainsi, par Abélard intervient un élément féminin dans ce monde archi masculin. Dans la pièce, deux autres femmes, personnages de fiction dissimulées en moines, sont des anges gardiens mandatés par Héloïse auprès d’un Abélard qu’elle sait en grande détresse morale. D’autres figures sont issues de l’histoire clunisienne : Henry de Winchester, qui sauva l’abbaye de la banqueroute, un jeune oblat, Placide Achard, enfant miraculé de Souvigny, et bien sur plusieurs moines dont le prieur Hugues de Frazans, qui veut défendre Cluny avec des armes ou Enguizon le pauvre trésorier. Bien que la vocation des « Oriflammes de Pierre le Vénérable » ne fût pas une reconstitution historique, la véracité de la documentation historique était d’une importance majeure. En novembre 2009, un séminaire de travail fut organisé avec des spécialistes du XIIe siècle, telle qu’Adeline Rucquoi, directrice de recherches au CNRS, et de véritables érudits locaux connaissant chaque pierre de Cluny. Six mois après l’appel à projet, ce fut la première rencontre entre historiens, comédiens, chanteurs et metteurs en scène et aussi la lecture d’une première version du texte, accompagné de musique, et déjà un premier contact avec le public.

La musique

Ce travail sur l’écriture et la réalisation du texte a toujours été indissociable de la musique, du chant en particulier. Rien ne dépasse la présence vivante du musicien sur une scène à l’identique du comédien de théâtre. La beauté évidente des chants permet au spectacle de respirer, car les sujets débattus au cours des scènes sont par certains côtés âpres et tendus, mais aussi de nous faire pénétrer dans le rythme du temps monastique. Évoquer la louange perpétuelle de Dieu, ne peut se faire que par le chant car la « raison sociale » du moine bénédictin est la prière.

Dès juillet 2008, la musicologue médiéviste Isabelle Ragnard accepta d’élaborer un programme musical historiquement fondé et d’encadrer de jeunes chanteurs déjà spécialisés dans le répertoire médiéval. En effet, c’était l’occasion d’une collaboration, très inhabituelle, entre une formation universitaire parisienne et une troupe de théâtre professionnelle installée en Bourgogne (Théâtre 5)[12]. Cinq étudiants du Master Professionnel de Pratique de la musique médiévale de l’université Paris-Sorbonne — Beth Cullinane, Paloma Gutiérrez del Arroyo, Francisco Javier Mañalich Raffo, Raphaële Soumagnas et Sylvain-Nikolaus Gourjaud-Noel — munis pour certains de leurs instruments (luth, harpe et psaltérion), se lancèrent dans l’aventure. Leur investissement personnel fut d’autant plus remarquable que ce spectacle n’entrait pas dans l’évaluation de leur diplôme universitaire et représentait beaucoup d’heures de répétition et de déplacements en Bourgogne. Les œuvres sélectionnées fut travaillées dans les cours d’interprétation de deux collègues enseignants et interprètes professionnels : Katarina Livjanic et Benjamin Bagby[13].

L’option d’une création musicale contemporaine n’avait pas été retenue, encore fallait-il éviter les références vaguement médiévales et les anachronismes grossiers malheureusement très fréquents dans la bande son des spectacles dits « médiévaux ». Le répertoire devait rester au plus près des sources clunisiennes ou du moins contemporaines des personnages évoqués. A l’instar de l’architecture grandiose de l’abbatiale, la liturgie clunisienne était emprunte de magnificence. Or, ne sont conservés que des manuscrits de plain-chant : des monodies communes à toute la Chrétienté et sans relief particulier. Ces mélodies, qui sont cependant présentes dans le spectacle, présentaient un autre écueil. Ainsi, il fallut écarter le Salve Regina très prisé de Pierre le Vénérable, mais trop connoté pour des spectateurs du XXIe siècle. Cette référence rappelant la liturgie d’avant le Concile Vatican II ou bien la mouvance catholique traditionaliste faisait finalement obstacle à l’évocation médiévale et provoquait un télescopage malheureux de références culturelles hétérogènes. La mémoire et le goût du public devaient entrer en ligne de compte. Les compositions polyphoniques d’envergures, qui manquent douloureusement dans les sources de l’abbaye même, nous les avons empruntées à des sources contemporaines provenant de sites qui étaient en relation avec Cluny : Saint-Martial de Limoges rattaché à l’ordre clunisien dès le XIe siècle (en 1063), et le codex Calixtinus copié vers 1140 par un moine clunisien pour Saint-Jacques de Compostelle[14]. Il s’avère qu’un des protagonistes de la pièce était musicien. Pierre Abélard a composé des chansons d’amour pour Héloïse, qui malheureusement ne nous sont pas parvenues, des hymnes pour le couvent du Paraclet dirigé par l’élève devenue abbesse et des plaintes en latin. Le planctus Dolorum solatium, qui évoque la lamentation du roi David sur la mort de Jonathan, est chanté au moment où Abélard échange en songe ses souvenirs avec Héloïse. Pour finir, nous avions besoin d’évoquer la culture juive médiévale. Une étudiante a trouvé elle-même un article musicologique donnant la transcription d’une cantillation synagogale traditionnelle notée au XIIe siècle[15]. Au final, une dizaine de pièces furent intégrées au spectacle :

1. Kyrie composé à l’imitation des Laudes regiae

2. Iam dulcis amica venito (monodie de Saint-Martial de Limoges)[16]

3. Vox in rama (plain-chant)

4. Dolorum solatium (planctus d’Abélard)

5. Omnis curet homo (versus de Saint-Martial de Limoges)

6. Vox Nostra resonet (Codex Calixtinus)

7. Caritas habundat (Hildegard von Bingen)

8. Salutis aeterne dator (hymne pour la Toussaint)

9. Alleluia Multifarie (polyphonie à deux voix, manuscrit de Chartres)[17]

10. « Waeda´mar adabber » (cantillation juive)

11. Anima mea liquefacta est (plain-chant)

Mais le souci « musicologique », fut-il pertinent dans une évocation médiévale, n’est pas tout. En fonction des interprètes et des contraintes scéniques, la sélection connut des remaniements successifs assez fréquents lorsqu’il s’agit d’associer musique et théâtre en dehors du genre établi de l’opéra. Le rôle de la musique dans le spectacle répondit au cahier des charges dramatiques fixées par Philippe Borrini ou qui apparurent au fur et à mesure des répétitions.

Pour évoquer l’activité spirituelle, les chants solos et les polyphonies médiévales marquèrent les temps de prière qui rythmaient la journée des moines tandis que les processions, si nombreuses dans le monastère, furent suggérées par le petit chœur au complet, la mixité des interprètes masculins et féminins étant masquée par les costumes. Le plateau ne comportait pas de rideaux et très peu d’éléments de décor. Comme pour les silete du théâtre médiéval, la musique servit de transitions. A d’autres moments, les chanteuses alternaient les mélodies avec les répliques des actrices, tissant une relation de doublure émotionnelle avec les personnages. Le chant en duo d’un homme et d’une femme créa par deux fois un contrepoint musical aux échanges amoureux et théologiques d’Abélard et Héloïse. Cette fonction démultiplicatrice de l’action scénique par la musique s’inspire de l’opéra ou du cinéma. La musique médiévale, particulièrement appréciée par le public, apportait des suspensions dans un spectacle aux dialogues très denses.

La théâtralisation : comment ?

L’abondance des sources fournit bientôt la matière d’une trilogie de six heures de spectacle ! Deux metteurs en scène successifs — Josée Drevon qui transmit le témoin à Raphaël Patout — ont réalisé le montage définitif d’une durée finale de deux heures et demi. En définitive, Les oriflammes de Pierre de Vénérable : le temps des controverses sont organisés en trois périodes : la première est celle des controverses religieuses et intellectuelles menées à la fois par Pierre de Cluny et Abélard en particulier autour des Juifs (L’étendard de la Foi), la seconde évoque les difficultés matérielles et politiques qui assaillent le Père Abbé (L’étendard de la guerre), et enfin, la dernière partie montre ses angoisses personnelles qui rejoignent celles de tout homme du XIIe au XXIe siècle (L’étendard de la nuit). Dans cette nuit obscure comme l’a composée Saint Jean de la Croix[18] il recevra plusieurs grâces qu’il saura accueillir comme autant de signes qui lui font entrevoir une promesse de Paradis, l’autre versant invisible de cette abbaye construite à la frontière des deux mondes, d’un côté sur terre à Cluny et de l’autre dans un monde parfait au Royaume de Dieu. En contrepoint se tisse l’histoire de l’amour d’Abélard pour Héloïse. Les premières scènes voient en retour arrière le début de la rencontre amoureuse et la fascination intellectuelle réciproque d’Abélard et de son étudiante Héloïse, avec en scène un personnage qui va tant peser dans la vie triste et glorieuse d’Abélard : l’oncle Fulbert. Dans les scènes suivantes les deux amants ne feront que parler en songe. Les scènes se succèdent dans un rythme soutenu. Elles sont très différenciées : parfois, le débat théologique s’installe, tendu. Parfois, une scène drôle, burlesque. En effet, à l’instar des grands mystères du XVe siècle, la pièce respire par des scènes comiques. C’est une nécessité rythmique et un désir de s’amuser, hier et aujourd’hui. La scène des cuisines concluant l’acte II, « L’étendard de la foi », est emblématique. Elle permet de placer beaucoup d’informations sur la fonction sociale de l’Abbaye : le secours apporté aux pauvres et aux pèlerins, aux renégats, aux réfugiés. La grande Abbaye livrait jusqu’à trois mille repas par jour, ce qui ne manquait pas d’alourdir la gestion chaotique de l’établissement.

Le véritable défi se tient là : hisser le regard au-dessus de mille ans d’histoire et parvenir à sortir son propre mental de débats et d’une doxa qui n’avaient pas lieu d’être à l’époque des personnages. Bien que cela ait été impensable à l’époque, un couple de Juifs bourguignons trouve refuge dans l’enceinte de l’Abbaye, après avoir été chassés de leurs terres par le Comte de Mâcon, un ennemi juré de Communauté de Cluny. A travers eux, la défense du peuple juif s’exprime en dénonçant les multiples persécutions dont il est déjà l’objet. Pour cette scène, Philippe Borrini puise dans le Dialogue d’un Juif, d’un chrétien et d’un philosophe écrit par Abélard, et, pour porter la parole des Juifs, il s’inspire de l’Apologie de la religion méprisée, communément appelé Kuzari, écrit par Juda Hallévi, un Juif espagnol contemporain de Pierre le Vénérable[19]. En majorité, ces textes littéraires sont des traités, ou des épîtres, qui, même s’ils sont intitulés « dialogues », n’ont rien à voir avec ce que nous entendons aujourd’hui avec un dialogue théâtral. Ce sont de longs échanges scolastiques, bâtis selon les règles de la rhétorique, truffés de citations. Il faut avoir une idée assez claire de ce qu’on entend faire et se laissant guider par la voix des personnages qu’on a mis en situation de crise, leur mettre dans la bouche des phrases qu’ils ont écrits eux-mêmes, ou que des savants leur ont attribuées, ou en inventer au besoin à partir du matériau littéraire dont on est imprégné. Par exemple, les scènes entre Abélard et Héloïse, sont tirées de leurs correspondances dans lesquelles Abélard exhorte Héloïse à sublimer son désir charnel en amour spirituel.

Scène 4 Acte I dialogue d’Abélard et d’Héloïse :

Abélard : Le silence est le doux langage des anges. Et de ceux qui s’aiment… (Phèdre de Platon)[20]

Héloïse : Parmi tous tes talents, tu en as deux faits pour séduire dès l’abord le cœur de toutes les femmes : le talent du poète et celui du chanteur ; je ne sache pas que jamais philosophe les ait possédés au même degré. La douceur des tes vers et tes mélodies empêchent les ignorants mêmes de t’oublier. C’est là surtout ce  qui fait soupirer pour toi le cœur des femmes (Héloïse lettre 2)[21]

 Ne dis pas le contraire, je t’ai observé plus d’une fois dans tes cours, sans que tu ne me connaisses. (Philippe Borrini, auteur du texte initial) en mettant une fausse barbe. (Raphaël Patout Metteur en scène) Elles roucoulent et se pâment tandis que tu gloses Platon … . (Borrini)

Abélard : Parle moins fort, j’ai l’impression que tout le quartier nous a entendus. (Borrini)

Héloïse : (A voix susurrée) Mais à qui la faute ? (Borrini) Bien coupable sans doute, je le suis, mais tu le sais aussi, bien innocente, car le crime est dans l’intention, et non dans le fait. C’est la pensée qui a inspiré l’acte qui sera jugé et non l’acte.  Nous ne pouvons pas pécher par ignorance. (Héloïse lettre 2) Un temps. Je remets tout dans la balance, je m’abandonne à ta décision. (Patout)

Abélard : N’oublie jamais que ce n’est pas pour leur bien que les dieux envoient l’amour à l’amant et à l’aimée. Phèdre de Platon)

Le moyen âge sur scène : quelles images ?

Jouer dans les vestiges de Cluny était un rêve… le spectacle fut crée dans le théâtre de la ville équipé du dispositif classique : scène frontale et salle en gradin. Les décors furent simples et dépouillés par nécessité et par choix. Les comédiens et les chanteurs déplaçaient au gré des nécessités de la mise en scène des panneaux noirs (trois mètres de haut sur un de large) montés sur des roulettes et des « servantes  lumières » (tiges surmontées d’une simple ampoule), transpositions contemporaines des flambeaux et des cierges qui éclairaient les intérieurs et accompagnaient les processions. Les créations lumières de Dominique Borrini, inspirées des vitraux et des enluminures multicolores, sculpta le décor principal.

Pour la costumière, Angel Mignot, la consigne était simple : sortir du cliché du « moine camembert » et des collants de couleur des films hollywoodiens. Des anachronismes volontaires répondaient à un autre imaginaire, celui du théâtre. La coupe et le tissu de la robe d’Héloïse avait plus avoir avec une héroïne romantique que médiévale tandis que l’oncle Fulbert se rapprochait d’un Sganarelle de Molière. Pour Pierre le Vénérable, de belles matières de soie, de couleur entre le noir et le bleu, évoquait à la fois la coule et la chasuble en lui donnant un aspect proche de la liturgie. Les acteurs devant assurer de longs passages de lecture, les lunettes furent autorisées pour lire, effectivement. Ces quelques accessoires modernes ne choquèrent personne. La fidélité était ailleurs.

le Moyen âge sur la scène contemporaine : un pari difficile ?

La production fut ce qu’elle fut, juste suffisante pour aboutir mais bien inférieure à ce qu’il aurait fallu. Pour les réseaux des Scènes Nationales, les Centres Dramatiques, le Moyen-âge n’est pas du tout à la mode. Entre Platon et Descartes, il n’y aurait rien, sinon la violence, la dérision ou, dans le meilleur des cas, la fête populaire. Ainsi, la prolifération des « festivals médiévaux » dans toutes les villes de France. Au XXIe siècle, le Moyen Âge semble plus trouver sa place dans la rue et moins sur la scène des théâtres clos.

 

Philippe Borrini et Isabelle Ragnard

 


Le spectacle renaîtra si les conditions se présentent. Le projet de mettre en scène les personnages de l'histoire qui ont bâti Cluny reste d'actualité. Un beau chantier d'écriture et de production. Pierre à pierre, mot à mot,  je remonte les murs d'une utopie.

 

Pour écouter et visionner un diaporama lien Youtube : http://www.youtube.com/watch?v=NkCx-5xOcWo

 

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La vénérable entreprise

 

 

 

 

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Abélard et Héloïse                  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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[1] Du 29 octobre au 2 novembre 2010, au Théâtre municipal de Cluny.

[2] Philippe Borrini, auteur, comédien, metteur en scène dirige le Théâtre 5 sa compagnie indépendante. Isabelle Ragnard est musicologue médiéviste, Maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne.

[3]  Article Narthex du 27 juin 2011 : http://www.narthex.fr/blogs/abbaye-de-cluny-910-2010/la-destruction-de-labbaye-de-cluny

[4] Le programme officiel des manifestations retenues par la municipalité pour sont présentées sur le site internet de l’événement : http://www.cluny2010.eu/

[5] Les élections municipales, initialement prévues pour 2007, furent reportées d’un an. Les premier et second tours se déroulèrent les 9 et 16 mars 2008.

[6] « Cluny 2010. Abbaye européenne de la connaissance » : http://web.cluny.ensam.fr/cluny2010/cluny2010.html.

[7] Pierre le Vénérable, Livre des merveilles de Dieu, introduction, traduction et notes par Jean-Pierre Torrell et Denise Bouthillier, Fribourg, Cerf-Editions universitaires de Fribourg, 1992. Dominique Iona-Prat réserve une grande part de son essai Ordonner et exclure : Cluny et la société chrétienne face à l'hérésie, au judaïsme et à l'islam, 1000-1150 (Paris, Aubier, 1998) à son traité Aduersus Iudeos. Le pape Benoît XVI consacre son audience générale du 14 octobre 2009 à une méditation sur Pierre de Cluny : http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/audiences/2009/documents/hf_ben-xvi_aud_20091014_fr.html  

[8] Dom Jean Leclercq , Pierre le Vénérable, St-Wandrille, Editions de Fontenelle, 1946, Ep., III, 4, 282, p. 18.

[9] Pierre le Vénérable, Petri Venerabilis Contra Petrobrusianos hereticos, éd. J. Fearns, Turnhout, Brepols, coll. « Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis », 1968, XVIII-179 p.

[10] Iogna-Prat  Ordonner et Exclure, op. cit. p. 430, note 42 .

[11] Abélard et Héloïse, Correspondances, traduction Octave Gréard et Edouard Bouyé Saint, préface Etienne Gilson, Paris, Gallimard, 2001.

[12] Théâtre 5 Compagnie Philippe Borrini

[13] Katarina Livjanic est Maître de conférences en musique médiévale et Benjamin Bagby est enseignant-chercheur associé (PAST) à l’Université Paris-Sorbonne. Tous deux sont chanteurs solistes et dirigent respectivement les ensembles Dialogos et Sequentia.

[14] Saint-Jacques-de-Compostelle, Cathédrale, Liber Sancti Jacobi.

[15] Israël Adler, « Les chants synagogaux notés au XIIe siècle (ca 1103–1150) par Abdias, le prosélyte normand », Revue de Musicologie, LI (1965), p. 19-51. Le manuscrit (Cambridge, University Library, T. -S. K541), découvert en 1918 dans la Genizah du Caire, date de la première moitié du XIIe siècle.

[16] Paris, Bibliothèque nationale de France, latin 1118 : pour les pièces n°2 et 5.

[17] Chartres, Bibliothèque Municipale, mss. 4, 109 et 130.

[18] http://famille.delaye.pagesperso-orange.fr/Jean/nuit_obscure.html  

[19] Œuvres choisies d’Abélard, textes présentés et traduits par Maurice de Gandillac, Paris, Aubier éd Montaigne, 1945. Juda Hallevi, Le Kuzari, trad. du texte original arabe confronté avec la version hébraïque introduit et annoté par Charles Touati, Lagrasse, Verdier, 1994.

[20] Platon, Phèdre, le Monde de la Philosophie, t. 1, traduction Luc Brisson, Flammarion, 2007.

[21] Abélard et Héloïse, Correspondances, op. cit.